Les beaux jours…

Les beaux jours sont revenus. J’ai remis la robe de crépon. Éric sera enchanté. Avec lui, les choses ont vraiment pris un régime de croisière. Mais sa mère affirme qu’il tire le plus grand profit de ces séances de lecture qu’elle appelle des séances de travail. Si c’est vrai, tant mieux. Je note en tout cas que son esprit semble s’éveiller de plus en plus à la littérature, et notamment à la poésie que j’ai eu raison, je crois, d’essayer de lui faire découvrir sous ses formes les plus neuves. Ce qui ne l’a pas découragé, apparemment, de l’explorer sous des formes plus anciennes. Il est curieux. Il se renseigne. Il compare, rapproche. Il fourmille de questionnements, lui qui au début ouvrait si peu la bouche.

Ainsi aujourd’hui, quand j’arrive, à peine suis-je assise, il me pose justement une question qui, sur le coup, me paraît saugrenue : Madame, pouvez-vous me dire ce que signifie cestuy-là ? Je suis d’autant plus étonnée que d’habitude ses curiosités s’adressent beaucoup plus au fond qu’à la forme des textes littéraires, et qu’il prétend volontiers n’avoir pas de difficulté avec la langue française, avec le vocabulaire. Donc, je l’interroge sur le sens de sa question, sur l’allusion, la citation, la phrase à laquelle il se réfère. C’est tout simplement le vers bien connu de Du Bellay :

« Et comme cestuy-là qui conquit la toison »

Il a lu le célèbre poème des Regrets dans un de ses livres scolaires et le mot l’a arrêté. Je lui avoue trouver cela étrange, car il n’est vraiment pas bien difficile de comprendre, même si l’on n’est pas familier de la vieille langue, que cestuy-là veut dire celui-là. Un démonstratif. Je répète : oui, celui-là, celui-là qui, celui qui. C’est ce qu’il aurait trouvé s’il avait lu le sonnet dans une transcription moderne. Je m’aperçois qu’il ne sait pas ce qu’est un sonnet. Je ne suis pas sûre de le savoir très bien moi-même. Je rassemble mes souvenirs de collège. Les règles du sonnet ? Bon, ce doit être à peu près ça. Voilà. Je dis. J’explique. Il a l’air très intéressé. Nous nous engageons dans une discussion sur les mérites respectifs de la poésie à forme fixe et de la poésie libre. De la poésie ancienne et de la poésie moderne. Éric aura réussi cette performance de me recycler malgré moi (plus heureux en cela que M. Sora), de me transformer de lectrice en pédagogue. Sa mère a bien raison de dire qu’il s’agit de « séances de travail ». Il me demande s’il existe des sonnets modernes. Je lui dis que oui, chez Jacques Roubaud par exemple, et je lui propose de lui en lire un, dans le livre que je lui ai offert. Je cherche la page. Voici :

« Je suis un crabe ponctuel je suis un courrier sans événement mon champ est vide pur balayé de la moindre étoile j’ai voilé de velours la masse bombée de l’œil cet instrument ne détaillera plus que ses poussières.

Je ne risque pas de silences je n’oppose que des paroles plates comme des vitres que les pluies rincent et j’ai du goût pour le soir j’ai de l’indulgence pour l’aube il n’y a rien jamais à lire dans ma main………………… »

Il arrête ma lecture et, se penchant de son fauteuil, me prend la main. Il la regarde comme s’il allait y lire. Il y a à lire dans votre main, dit-il. Passé la première stupeur, je lui réponds : Peut-être, comme dans toutes les mains. Il ne lâche pas, inspecte, examine la paume, les doigts. Pourquoi appelle-t-on cela lire ? Je ne sais que répliquer, sinon : Pourquoi en effet ? Sans abandonner ma main, il me fait part de quelques remarques que lui a inspirées le sonnet dont il vient d’entendre le début. Il n’est pas sûr de l’avoir très bien compris, mais il a perçu des silences, des blancs. Il pense, ce qui me paraît d’une extrême finesse de jugement, que ce poème doit être fait pour être regardé autant qu’écouté, plus encore pour être regardé qu’écouté même, et il précise que son camarade aveugle ne pourrait donc pas l’apprécier vraiment. Lui, il a la chance de le voir. Il prend le livre sur ses genoux (sa main effleure ma robe), observe longuement la page. Le blanc, dit-il, est fait pour être vu. Il ajoute, assez mystérieusement : Le noir aussi.

Il me rend alors ma main, fait légèrement rouler son fauteuil, comme s’il voulait un peu m’éloigner, me mettre à distance. Puis il dit : Puisque vous avez remis cette robe, ce serait bien que vous la releviez encore. J’obéis. Je la relève haut sur mes cuisses nues. Nous restons silencieux. J’entends à peine son souffle. Baissant la tête, il prononce alors très distinctement la phrase suivante : La prochaine fois, madame, si vous pouviez venir sans votre culotte. Je n’ai pas rêvé. Il l’a prononcée.